L'Ombre de Shanx : Chaos sur la Place de Sylphe

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Lieu : La Place de Sylphe (Quartier de Lidralyou, La Ville)
Jour : Anniversaire de la Désagrégation du Continent du Mal


Il y a plus de 200 ans, les Déesses disparaissaient dans un tourbillon de magie. Mais ce que les mortels retinrent de cette journée sensationnelle, ce ne fut pas cette dernière manifestation des divinités qu’ils avaient rejetées, mais un événement autrement plus terre à terre : la dislocation du Continent du Mal en quatre îles séparées. Pour certains, ce fut un jour de chagrin, le début d’une ère d’obscurantisme et de lutte pour la survie. Mais pour la majorité des autres, ce fut l’affaiblissement de l’ennemi séculaire et le commencement d’un Age d’Or sans pareil.

Depuis des centaines d’années, des festivités sont donc organisées sur les quatre continents élémentaires pour fêter l’anniversaire du Jour de la Désagrégation. Cette année ne fait pas exception à la règle, et c’est dans la Ville, sortie des eaux à l’endroit exact où se trouvait autrefois le centre névralgique du Continent du Mal, que les réjouissances sont les plus vives et les plus joyeuses.

Entre autres évènements, dans le quartier de Lidralyou, le marquis d’Orchid, Valerian Chambord, a tenu à organiser une exposition d’œuvres d’art sur la Place de Sylphe. Le temps est couvert, mais il ne semble pas vouloir pleuvoir. Une brise marine agréable provient du port. Le succès est au rendez-vous, et de nombreux badauds se promènent autour de la place. Des tableaux et des esquisses sont accrochés à des murs de carton-pâte dressés pour l’occasion, et des sculptures attirent l’œil depuis leurs piédestaux. Un marchand de friandises s’est glissé à une position stratégique sous la statue de la Déesse. Les enfants jouant parmi la structure du gigantesque carillon éolien s’arrêtent parfois pour lui acheter des douceurs.

Mais au milieu de toute cette ambiance festive, quelques personnes commencent à se comporter étrangement. Toujours, elles regardent ce tableau près de la rue nord, ou peut-être celui-ci à gauche d’une sculpture équestre… Et leurs yeux se font vagues, leur visage flasque. Elles déambulent sur la place comme des somnambules, sans que personne ne fasse vraiment attention à eux.

Et soudain, elles se réveillent. Un homme frappe son voisin sans préavis. Un autre empoigne une femme et tente de la forcer à terre. Une enfant pousse violemment son oncle qui vient s’empaler sur la minuscule épée d’une sculpture de chevalier. Les gens crient, hurlent, alors qu’une bonne partie des badauds semblent devenir fous et attaquent leurs voisins, volent les sculptures ou les bijoux, grondant comme des chiens enragés.

En quelques minutes, c’est le chaos.

Et vous ? Vous êtes là, bousculé(e) par la foule. Vous auriez peut-être dû rester chez vous, aujourd’hui.


[RAPPEL : Vous pouvez participer à ce RP spécial même si votre personnage est déjà engagé dans un RP ailleurs.]

Alors que la matinée touchait à sa fin, Jacheï se rendait à l'exposition, place de Sylphe. Il aurait aimé s'y rendre plus tôt, malheureusement, une urgence l'avait retenu à sa boutique : pendant deux heures, il avait du préparer divers breuvages et mélanges mystérieux, à la demande express de sa mère qui tentait de soigner un patient gravement blessé. Celui-ci s'en était finalement tiré, et le jeune Herboriste avait pu prendre un peu de temps libre.

Il n'était pas rare qu'il se rende à des expositions artistiques. Non pas qu'il comprenne la beauté de ces œuvres, ou qu'il parvienne à y voir l'inspiration divine. Non, Jacheï n'avait pas l'âme d'un artiste. En revanche, il aimait observer les sculptures et les peintures et comprendre comment l'artisan s'y était prit pour la façonner.

L'exposition semblait avoir du succès : alors qu'il s'approchait, tout laissait à penser que la place Sylphe était la source d'une grande agitation. Étrange, pour une exposition artistique ...
Au fur et à mesure qu'il s'approchait, Jacheï comprenait peu à peu ce qu'il se tramait là. Soudain, des gardes surgirent sur sa droite. Ils l'empêchèrent de se rapprocher davantage :

« Je vous conseillerais de rester à l'écart jeune homme, c'est l'émeute ici. » lui dit l'un d'eux. « Reste à en déterminer la source ... »

« Je suis apothicaire, je vois des blessés. Laissez moi vous accompagner, je ne suis pas sans défense » rétorqua le jeune homme, en dégainant son épée.

Celui qui semblait diriger le détachement de gardes sembla hésiter un court instant, puis se ravisa. D'autant qu'un médecin pourrait leur être utile très bientôt.

« Soit, comme vous voudrez. »

Et il se jetèrent dans la gueule du loup.

[HS : « ordonner des ordres » ? Mmh ... fameux !]

L'apothicaire et les soldats se glissèrent dans la masse, entre les passants hurlants de terreur qui tentaient tant bien que mal de s'extirper de ce cauchemar. Parfois, un ou deux soldats se ruaient sur un homme hurlant, frappant et tuant, ou même un enfant qui lacérait les passants à coups de couteau. Ils le frappaient, l'immobilisaient. Jacheï voyait des gerbes de sang à droite, à gauche. Tout semblait confus, les images se jetaient dans son cerveau, sans ordre apparent, dans le chaos le plus total.

Il avait pensé pouvoir apporter son aide aux victimes, voir aux soldats. Et il se rendait compte de son erreur. Il était tout simplement dépassé par les évènements. Il ne faisait que courir à la suite des soldats, quant un homme, ruisselant de sang et armé d'une fourche le prit subitement pour cible. Immédiatement, un soldat se jeta devant lui et tenta de dévier l'attaque. Il y réussit à moitié. La hanche ensanglantée, il tenta de se mettre à l'abri tandis que ses camarades se jetaient sur l'enragé.

Jacheï n'avait pas esquissé un geste de protection. En revanche, à la vue de la blessure, il avait immédiatement sorti une petite sacoche de sa poche. Le soldat blessé s'était reculé dans un coin, contre une estrade, en espérant que personne ne viendrait le chercher ici. Les autres soldats étaient aux prises avec divers individus enragés.

L'herboriste s'accroupit aux côtés du blessé, et inspecta rapidement la plaie, sans un mot. Il y déposa quelques herbes mystérieuses, ainsi que le contenu d'une petite fiole.

Soudain, un bruit le fit se retourner. Un homme s'avançait vers eux. Il boitait : sa jambe gauche était ensanglantée. Toutefois, la rage qui l'animait ne semblait pas s'être tarie. Il s'avançait lentement vers eux, la lame gigantesque d'une hache - probablement ramassée dans un quelconque magasin pillé, trainant sur le sol dans un raclement métallique à faire dresser les cheveux sur la tête.

Jacheï se releva lentement. Il voulait dire quelque chose d'apaisant, comme on ferait avec un animal enragé. Mais il ne trouvait pas ses mots. Il savait que l'homme allait les attaquer, lui et le blessé. Ils étaient acculés dans un coin et personne n'était là pour les protéger.
Ce n'était pas la première fois que la vie de quelqu'un dépendait de la sienne. Mais habituellement, il pouvait la sauver à l'aide de ses talents de médecin. Cette fois-ci, il allait devoir se servir d'un tout autre talent.

L'homme tenta de se ruer sur lui, mais sa jambe blessée le trahit et l'attaque ne fut pas aussi rapide qu'il l'aurait sans doute espéré.

Jacheï n'hésita pas, saisissant son épée, il tenta de frapper le bras qui tenait la hache. Mais avec un réflexe surprenant de la part d'un homme blessé, celui-ci détourna l'attaque avec le manche de son arme, dans un mouvement qui atteignit ensuite le jeune homme au crane.
Jacheï s'écroula part terre. La vue brouillée, il chercha son arme du regard. Celle-ci gisait au sol, à un ou deux mètres de là.

Il entendit vaguement son compagnon blessé tenter de se relever, mais celui-ci s'effondra.

Jacheï leva les yeux vers l'homme boitillant qui le dominait malgré cela de toute sa hauteur. Il essaya de se placer de façon à éviter le prochain coup : il n'avait plus rien pour se défendre. Si personne n'intervenait ou s'il ne récupérait pas son arme, il serait perdu. Et le soldat avec.

« C’était l’heure glorieuse du Sacré triomphant, crépuscule de l’âge obscur et aube du Savoir-roi : les Muses comme les Oracles se jetaient à genoux aux pieds de leur grandeur recouvrée, les Déesses en leur toute puissance, mais elles leur priaient de se relever pour répandre la Bonne Nouvelle : les Déesses étaient de retour, et avec elles le Bonheur et l’Amour. Les divines filles, plus rapides que l’éclair, se mirent à danser avec les gens que régissaient leurs mères, et, tout étourdis de cette incroyable vision, les esprits des mortels ainsi bénis commencèrent à bouillonner d’idées folles : comment pousser une charrette sans bœufs ni chevaux ? comment vivaient nos ancêtres, à quoi rêvaient-ils ? qu’est-ce que le beau ? comment convaincre mes contemporains que j’ai raison ?

« Tout cela était nouveau pour eux, et ils tremblaient, confus, et hurlaient au ciel : « Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui nous arrive ? » Alors vinrent les Oracles qui leur répondirent : « Les Déesses sont de retour, et elles ont fait don de leurs filles avant de rejoindre la voûte céleste. Elles danseront parmi vous pour l’éternité, prodigueront leur art à qui se réjouit du retour de leurs mères. Réjouissez-vous, réjouissez-vous, car il en est fini des âges obscurs ! » Il y en eut une pourtant qui eut le cœur brisé à cette nouvelle : Olympia, qui crut plonger le monde entier dans ses ténèbres, hurla des injures à ses sœurs et maudit leurs enfants. Elle savait ses jours comptés, pourtant, car avant de partir les Déesses insinuèrent en elle un poison lent qui la renverrait en Enfer. En désespoir de cause, elle lia son sort à celui de la terre natale, qui en signe de deuil se brisa en quatre pour narguer les côtes de chacune de ses quatre ennemies…

« Holà, vous m’écoutez les enfants ? C’est un très beau tableau, je ne doute pas un moment, mais votre éducation, que m’ont confié vos parents, passe d’abord par les tympans. Que voulez-vous encore entendre à propos du cinquième continent ? Hé ho ! »

Les deux bambins, rejetons d’un riche marchand originaire d’Aegnor, lui avaient pourtant paru très motivé par ses récits jusque là ! Ils fixaient désormais une des toiles de l’exposition, bouche bée et la bave à la commissure des lèvres, et même alors qu’il leur bloquait la vue à coup de grands gestes, ils ne semblaient plus réagir à rien. Le conteur s’arrêta un moment, soudain pris d’un doute. Une exposition tout public et populaire oserait-elle inclure des thèmes adultes dans son panel ? Était-il en train de commettre par accident une terrible faute professionnelle, qui suffirait à le cataloguer « mauvais tuteur » auprès de toutes les bonnes familles de la Ville ? Il déglutit difficilement, prêt à regarder en face la coupable peinture, quand l’un des gamins lui… mordit la main ?

« Aaaaaah, mais lâche-moi ! ça fait mal », se plaignit-il, tentant de se dégager.

Le gamin serrait fort, et bien d’autres cris se joignaient au sien. Un vent de panique soufflait sur les lieux, sans qu’il en comprenne la raison. Un chien enragé se serait-il introduit à la faveur des festivités ? Peu lui importait : il lui fallait de toute urgence calmer son toutou ! Sans vraiment réfléchir, il s’empara de son fidèle poêlon et frappa plus violemment que nécessaire. Le gosse s’écroula mollement sur le pavé.

« Oh pardon, pardon ! Je voulais pas te faire de mal mais faut pas mordre les gens comme ça, c’est pas bien… Hé ho, toi le frangin pas touche ! Non non, faut pas montrer les dents comme ça, c’est pas… T’approche pas ! T’approche pas ! »

Ce disant, il reculait, poêle en l’air, reculait et reculait de plus en plus, à grande vitesse et à travers toute la place. Il recula jusqu’à percuter de plein fouet un obstacle imprévu dont la tête sonna creux contre la casserole. Il se retourna, catastrophé, pour se confondre en excuse :

« Oh Seigneur, je ne voulais pas je vous assure ! Ce sont les enfants que je gardais, ils sont devenus fous et… (Il s’interrompit soudain pour se tourner vers deux inconnus qui se tenaient en face de l’homme qu’il avait assommé.) Pardonnez cette question un peu naïve, mais que faisait votre ami avec cette grande hache ? »

Verre de mousseux à la main, le marquis, escorté de deux de ses mannequins, discutait avec un noyau composé de quelques aristocrates bien en vu du continent du feu et deux artistes de talent fraîchement gradués de l’école d’art du Grand Théâtre. Comme pour la plupart des exposants de la journée, Valerian avait préféré la participation d’artisans méconnus proposant un art frais et original plutôt que celle d’individus établis. Non seulement cela s’inscrivait beaucoup plus avec la ligne directrice d’Orchidée, mais les jeunes méconnus avait tendance à se rappeler plus longtemps et avec plu de force l’assistance qu’on leur apportait.

Par cet événement, le marquis d’Orchid souhaitait bien camper son positionnement au sein de la Ville. Que tous sache qui il était et soit au moins vaguement au courant de l’intérêt qu’il portait dans le bien être de la communauté. Il en avait donc profité pour associer cette volonté de reconnaissance à un événement où le bon goût et l’esthétisme primait.

Il était parvenu à rassembler plus de 400 toiles sur la place de Sylphe, ce qui en avait fait le centre d’attraction principal de l’événement. Bon nombre de citoyens influents vinrent le remercier de son incroyable philanthropie; d’autres, plus sceptiques, lui lançaient des regards empreints de méfiance et de jalousie malsaine. Dans l’ensemble, l’événement était un franc succès, et son exposition composait le clou de cette fête haute en couleur. Même le roi du continent de l’air s’était déplacé en personne! Déjà, on lui demandait quand aurait lui la soirée d’ouverture du Lys, ou quand il lancerait sa nouvelle collection.

Cependant, un petit « os » vint se prendre dans l’engrenage et quelque peu gâcher la suite de la cérémonie commémorative…

Une jeune jeune femme, visiblement commerçant au détail selon son habillement, approcha lentement le groupe huppé qui entourait le marquis de Chambord. Sa démarche plus que l’étrange lueur de son regard témoignait que quelque chose clochait chez elle. Alors que Valerian s’apprêtait à l’interpeller, elle se jeta comme un fauve sur Justinia, le nouveau mannequin d’Orchidée, et tenta de lui arracha ses vêtements en poussant des cris rageurs. Les nobles eurent des hoquets choqués, tandis que le marquis tentait de sauver l’intégrité de sa nouvelle employée en maîtrisant la furie par les épaules.

Il s’adressa ensuite au groupe entier.

« Je ne sais pas que ce qui se passe avec elle, mais pourriez allez m’attendre au Lys, et vous occuper de Justinia par le même temps je vous prie ? Je vous en serais infiniment reconnaissant! »

Les nobliaux et les artistes ne se firent pas prier, certains pas réelle envie de se mettre à l’abri, les autres par plaisir anticipé de se retrouver en intimité avec les deux femmes fatales d’Orchidée, dont l’une portait des vêtements déchirés…

Ils quittèrent promptement les lieux, et Valerian se retrouva seule avec la forcenée. Elle sembla se calmer, et le marquis lui permis de reprendre pied. Elle se retourna doucement pour lui faire face, le regarda distraitement un moment, les yeux dans le brouillard. Puis, sans crier gare, et lui sauta dessus et plaqua ses lèvres contre les siennes comme une possédée.

Il la repoussa sans ménagement.

« Mademoiselle, voyons, ce n’est guère convenable! Reprenez-vous, par Sylphe! »

L’autre lui répondit en sautant carrément dans ses bras et en lui enserrant la taille de ses cuisses. Sous une pluie de baisers violents, il parvint à la faire lâcher prise et à se reculer précautionneusement. Il n’osait rompre le contact visuel, de peur que le fauve en rut qui se tentait devant lui n’en profite pour l’agresser à nouveau.

Derrière lui, il prit conscience que de grandes clameurs s’élevaient de quelques endroits distincts. Qu’était-il donc en train de se passer ?

Jacheï fut stupéfait de voir l'homme s'effondrer sans raison apparente. Son cerveau embrumé par la panique peinait à analyser les informations qu'il recevait.

« Oh Seigneur, je ne voulais pas je vous assure ! Ce sont les enfants que je gardais, ils sont devenus fous et… (Il s’interrompit soudain pour se tourner vers deux inconnus qui se tenaient en face de l’homme qu’il avait assommé.) Pardonnez cette question un peu naïve, mais que faisait votre ami avec cette grande hache ? »

Le regard du jeune apothicaire se dirigea lentement vers l'homme "armé" d'une poêle. Jacheï se rendit compte alors que celui-ci lui avait posé une question.
Peu à peu, son cerveau reprenait une activité normale, et il commençait à comprendre ce qu'il venait de se passer. Il ouvrit la bouche pour parler, mais dans un premier temps, aucun son ne daigna en sortir. Le deuxième essai fut un peu moins infructueux :

« Sais pas. » parvint-il enfin à articuler d'une voix totalement neutre.

Jacheï avait vu sa vie défiler devant ses yeux. Pendant quelques instants, le temps lui avait semblé s'arrêter. Alors que celui-ci reprenait son cours normal, le jeune homme peinait à se réadapter à cette vitesse.
Il déglutit. Regarda autour de lui.

« Je crois qu'on ferait mieux de ne pas rester ici. »

Bien que Jacheï n'en ait pas été conscient durant ce laps de temps, le bruit et l'agitation s'était encore accru sur la place Sylphe. Personne ne comprenait ce qu'il se passait. Les gens frappaient leurs frères et sœurs qui tentaient de s'en prendre à eux sans raison, et même les quelques animaux errants semblaient enragés.

Les deux hommes le dévisageaient, les yeux gros comme des soucoupes. Tels des poissons sortis prématurément de l’eau, l’un d’eux ouvrit et ferma la bouche à plusieurs reprises, encore trop choqué pour répondre. Quand enfin il s’y résout, ce ne fut que pour lancer un aveu d’ignorance un peu mou mais pas moins éloquent dans son absurdité. Vrai : à quoi servait d’ordinaire une hache levée bien haut sur la tête de deux badauds, dont l’un semblait grièvement blessé ? Sans doute pas à la même chose qu’une poêle brandie à reculons par un ahuri un peu boulet.

Toujours était-il que l’inconnu qui lui faisait face (au boulet qui n'aspirait qu'à dévorer des kilos de pâtisseries et enfoncer langoureusement sa langue et tout son visage dans un plein chaudron de fourrage à la crème , s’entend) commençait à jauger l’état critique de la situation pour suggérer une prudente stratégie de repli. À ces mots, Iacopo se retourna brusquement et hocha vivement la tête :

« Je crois que vous avez raison, Seigneur : le cadet commence à se réveiller et ses dents sont bougrement pointues. Cela m’ennuie tellement ! Leur père m’avait promis une semaine de pension pour Isabelle en paiement de cette sortie culturelle… Ah, quelle perte ! La Ville est si chère pour un pauvre conteur et son ânesse.

« Heu, Seigneur vous allez bien ? Vous avez l’air un peu pâle. »

C'était une jolie jeune femme, venue profiter de l'exposition et de l'ambiance festive en compagnie de son fiancé. Ils avaient acheté des friandises qu'ils s'étaient partagés, et avaient commenté les œuvres autour d'eux. Elle était tombée en admiration devant une sculpture de cygne, il l'avait taquinée en riant.

"Il a l'air prêt à tomber ! Qui voudrait d'un oiseau aussi maladroit ?"

Elle avait fait semblant de se mettre en colère, et il avait haussé les épaules d'un air boudeur et s'était tourné vers un tableau non loin. Ils aimaient bien ces fausses disputes conjugales. Ils s'étaient après tout rencontrés dans un théâtre.

Elle s'était tournée vers lui quelques minutes plus tard et l'avait tiré par le bras, insistant pour qu'ils partent à la recherche du sculpteur du cygne. Elle voulait savoir s'il était à vendre. Il ne lui avait opposé aucune résistance, la suivant sans commentaire, les yeux dans le vague. Elle ne s'en était pas alarmée, toute à son enthousiasme.

Mais lorsque soudain, le chaos s'était déclenché autour d'eux, elle ne l'avait plus reconnu. Il était devenu enragé, habité d'une agressivité sans pareille, lui qui recueillait délicatement les araignées dont elle avait horreur pour les mettre dehors, plutôt que de les tuer. Elle avait crié, l'avait supplié de se calmer, mais il l'avait frappée et elle était tombée, étourdie.

Elle s'était redressée pour le voir, la bave aux lèvres et les yeux fous, attaquer un garde qui fendait la foule pour aider les blessés. Le garde et ses camarades l'avaient repoussé jusqu'à ce qu'il tombe à terre, inanimé. Elle avait rampé vers lui, le coeur battant la chamade. Il s'était ouvert le crâne sur un pavé dans sa chute. Il était mort.

Alors elle perdit tout sens de la réalité.

Quelques minutes plus tard, une jeune femme avait jeté un tableau à terre, ce tableau que son fiancé avait préféré à la sculpture du cygne. Elle sautait dessus à pieds joints, en larmes, hurlant à travers ses sanglots. Elle trouva un couteau que quelqu'un avait abandonné et se mit à taillader la toile, hystérique. Le paysage incandescent d'Anfauglith disparaissait sous ses coups.

Autour de la place, une douzaine de ces personnes devenues folles à lier frémirent et s'écroulèrent comme un seul homme, inconscientes.

« Heu, Seigneur vous allez bien ? Vous avez l’air un peu pâle. »

« Ça ira », répondit laconiquement Jacheï.

Il se baissa, et aida le soldat blessé à se relever en l'attrapant sous l'épaule. Son visage se crispa, mais aucune plainte ne sortie de sa bouche. Immobiles, ils contemplèrent alors la scène hallucinante qui se déroulait sous leurs yeux :

Des gens couraient dans tous les sens, sans aucune cohérence, sans aucun but apparent. Ils frappaient tout ce qui était à leur portée, et rien ni personne ne leur échappaient : les vitres volaient en éclats, les portes de bois pendaient à leurs charnières et au centre de la place, des morceaux de statues jonchaient le sol.

« On ne peut pas passer là, déduisit le jeune herboriste, pas dans notre état. »

Il regarda le conteur dans les yeux :
« Nous devons trouver un autre chemin, et vite. »

Comme pour confirmer ses paroles, un homme surgit et sembla vouloir se ruer sur eux. Mais alors qu'il sautait sur l'apothicaire et le soldat blessé, il sembla foudroyé en plein vol, et s'effondra au sol, inanimé.
Jacheï, qui avait instinctivement levé son bras pour se protéger le visage, l'abaissa lentement. Il observa le corps inerte, et d'une voix qui trahissait toute sa perplexité, il demanda :

« Que s'est-il passé ? »

Écartant les craintes d’un seul geste, l’inconnu aida son protégé à se relever, pour ne plus trouver aucune issue au cœur de la barbarie. Iacopo aussi cherchait du regard une échappatoire, mais sa nature l’attirait vers tout autre vertus : le visage d’une femme, ses grands yeux noirs et ses cheveux en bataille le détournèrent de sa recherche. Elle avait une marque rouge sur le visage. Elle pleurait, elle hurlait, décrochant un tableau du mur pour le dépiauter à même le sol, à coup de pieds, à coup de couteau, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que lambeaux. Il dégageait d’elle cette folie furieuse, cette furie fougueuse qui faisait défaut aux violences aveugles autour de lui. Sa sensibilité d’artiste en fut d’autant plus ébranlée qu’un homme s’effondra au même moment devant lui, comme terrassé par ce geste symbolique. Inévitablement, cela lui rappela une fable que ses lèvres murmurèrent malgré lui :

« Lathée s’effondra au sol tant le coup de son Leone, jadis si doux et tendre, la terrassait. C’était moins son corps que son âme qui souffrait, de le voir chérir une copie de pierre plutôt que son modèle de chair et de sang. Elle voulait tout abandonner, maudire le sculpteur et mourir avec la satisfaction de laisser les Déesses punir son geste, mais elle ne le fit pas. Elle se releva, et frappa sa jumelle de marbre aussi fort que Leone l’avait frappée. Et à Leone de s’effondrer sur les débris de son amante de pierre. »

Il semblait absent, et peut-être était-ce le cas. Qui sait s’il avait vraiment entendu la question de l’homme à ses côtés ? Toujours est-il qu’il y répondit malgré lui :

« Je crois savoir… il faut que je tente ! »

Le conteur se retourna vers là où il était venu, là où se tenaient les enfants qu’il devait instruire. Ils continuaient justement à lui foncer dessus comme des zombis. Soudain bien brave, car une belle lui avait donné des ailes, il se mit à courir, zigzagant maladroitement entre les aliénés, les yeux cloués au sol. Il ne tarda pas à cogner le mur, mais il n’en perdait pas le nord : dés qu’il réussit à faire la différence entre haut et bas, il attrapa à tâtons le tableau qu’il commentait tout à l’heure et le jeta face contre terre.

« Pardonnez-moi, Thalie, mais c’est pour la bonne cause ! »

Il arracha alors tant bien que mal son couteau de cuisine à sa ceinture, manquant à plusieurs reprises de se couper les doigts et le reste – jusque là, rien d’inhabituel –, puis, d’un geste héroïque à défaut de spectaculaire, il enfonça la lame dans la toile. Dommage que ses premières paroles gâchent le joli tableau.

« Aaaaaaaarg, saleté ! hurla-t-il tandis qu’il arrachait les dents de son protégé – désormais assommé – de son dos. Heu, je veux dire : détruisez les tableaux ! C’est le seul moyen de conjurer le sort. »

[J'espère que ça convient... dites-le s'il est trop tôt pour "trouver la solution," j'éditerai en conséquence.]

Au moment où le couteau du conteur laboura la toile, quinze autres personnes s'effondrèrent comme des marionnettes dont on aurait coupé les fils, venant s'ajouter au nombre de corps inanimés sur la place.

La plus grande confusion régnait. Les gens trébuchaient les uns sur les autres pour échapper à ceux de leurs agresseurs encore conscients, et un nombre croissant de ceux-ci délaissaient leurs actes de larcins pour s'adonner à la violence. Au milieu des cris et du vacarme des étals renversés, rares furent ceux qui entendirent Iacopo, et plus rares encore ceux qui lui prêtèrent la moindre attention.

Il y avait plus de corps à terre. Voilà à peu de choses près la seule différence que pouvait constater le conteur après son acte héroïque. En dehors de ce détail, ça courait, hurlait, tuait toujours autant autour de lui, et sa muse au couteau était toujours aussi belle. Il poussa un soupir de désespoir, prêt à embarquer sur ses épaules la marmaille de son mécène et à abandonner les autres à leur triste sort… quand il se mit à pleuvoir de l’eau chaude. Qu’avait donc en tête Moraïna pour se flatter d’un humour aussi bas ? Sauf que la Déesse n’était pour rien dans cette farce, comme le témoignait un pourfendeur de statues qui tomba du ciel en même temps que de pauvres hères s’effondraient. C’était l’homme qu’Iacopo avait sauvé par accident.

« Bravo, bravo messire ! Je chanterai votre bravoure quand tout ceci sera fini. »

Mais un joli cœur reste un joli cœur, et une femme lui avait tapé dans l’œil plus sûrement que n’importe quelle croûte. Il déposa les enfants à l’abri de la pagaille, et se précipita vers la triste figure qui avait la première défié les arts. Au passage, il renversa la sculpture d’un cygne pataud.

« Ne pleurez pas, belle héroïne ! psalmodia-t-il d’une voix douce en posant délicatement sa main sur ses épaules. Vous allez faire chavirer tous les cœurs… »

Le sien était déjà percé, mais c’était une cible facile.

Elle s'était calmée et restait là, hagarde, fixant les larges balafres sur la toile.

Lorsque le conteur l'aborda, elle tourna lentement la tête, d'un mouvement hésitant, et posa ses grands yeux écarquillés sur son visage. Elle ne comprit pas vraiment ce qu'il lui disait. Elle ne savait même pas qui était cet homme. Son regard glissa sur lui comme la pluie sur une vitre, et revint au tableau.

Elle le souleva à hauteur d'yeux comme pour le lui montrer.

"Vous voyez ?" dit-elle d'une voix rêveuse, pas tout à fait là. "C'était Anfauglith... Il est mort à cause d'Anfauglith... Pour une stupide île au milieu de nulle part dont personne ne se soucie."

Devant eux, un homme affolé bouscula dans sa fuite le paravent de bois auquel avait été accroché le tableau. Deux autres toiles y trônaient encore, exposant respectivement un paysage bucolique et une Naiade batifolant dans une crique. Entre elles, une petite pancarte pendait tristement de travers sous l'emplacement maintenant vide, proclamant avec simplicité "Tableau 4", suivi du nom de l'artiste. Le paravent vacillait dangereusement.

Elle était encore plus belle de près que de loin ! Une belle tristesse ou une triste beauté – la définition lui importait peu, car il l’aimait telle qu’elle était, il l’aimait parce qu’elle avait besoin de lui, ou du moins de quelqu’un comme lui : quelqu’un capable de la réconforter. Après il s’en irait, car d’autres femmes réclameraient leur part, mais en attendant il serait tout à elle, jusqu’à ce qu’elle puisse redéployer ses ailes. Il buvait ses mots, ses mots tristes, ses mots de regret, et les digérait lentement contre les lambeaux d’une œuvre funeste. Enfin il les lui rendit, parfumés de sa douceur poétique, de sa douce poésie :

« Regardez là, juste là ! Zut, vous l’avez manquée. Elle est repartie sous l’écume. C’était une sirène, une très belle diablesse. Je crois qu’elle avait vos yeux, des yeux tout tristes. Elle est triste, parce que le seul homme qu’elle n’ait jamais aimé est sourd à ses appels… Vous voyez, cet homme-là aimait une femme à Träne, et cette femme-là, qui vénérait Mitroble, lui a offert un talisman dédié à sa Déesse pour le protéger de la mer et ses dangers. Il ne l’entendait pas, mais elle l’aimait, elle l’aimait follement. Alors elle a pensé que si elle ne pouvait l’avoir, personne ne le méritait. Elle a usé de ses charmes pour attirer le timonier de son rafiot contre les côtes tranchantes d’Anfauglith…
« Regardez, regardez ce paysage tourmenté, les pièges et les courants traîtres qui fracassèrent des milliers de coques à travers les âges ! Elle les a vus, tout comme vous, tout comme moi, et soudain son cœur s’est arrêté. Sa soif de sang s’est tarie d’elle-même, et tout d’un coup l’image de l’homme qu’elle aime brisé sur ces rochers lui était devenue insupportable. Alors elle s’est interposée, là, exactement là (Il lui indiqua un pic légèrement rougeoyant.), entre son amour et la mort, et elle repoussa de toute ses forces le bateau dans des eaux plus sûres.
« Elle se préparait à rejoindre l’autre monde, avec joie car lui survivrait, quand la cruelle Darva s’est penchée sur son corps agonisant et lui a susurré son terrible dessein : “Toi qui as aimé, toi qui en as voulu à la vie d’autrui avant de sacrifier la tienne, toi envoûteuse, toi enchanteresse, je t’ai vue de là-haut et ton vœux me plaisait. Tu n’aimeras plus personne et plus jamais tu ne souffriras, car je te marie à ces rochers. Ils ne te demandent que du sang, le sang et les larmes de ceux qui aiment. Puisque tu as promis puis privé mes enfants de ce délicieux met, je te maudis et t’enjoins de tuer tous les amants qui passeront par ces côtes. ”
« Voilà comment, le regard en sang, elle a attiré celui que vous aimez vers ces tristes rivages. Ne lui en veuillez pas, car elle s’est égarée et n’a guère plus le choix. Maudissez plutôt la cruelle Darva, dont la malice a eu raison de vos deux cœurs… Regardez, la voilà à nouveau ! Elle vous fait signe et elle vous remercie, car vous l’avez libérée de ses funestes devoirs. Ses époux affamés ont cédé sous les coups de votre lame, elle peut désormais partir en paix. Elle vous remercie et elle vous demande pardon pour sa bêtise. L’amour rend fou, et elle était folle de lui. »

Il sourit comme lui seul savait le faire, et enveloppa la pauvre fille de son amour. Tout doucement, il tenta de la serrer dans ses bras pour la consoler.

Tandis que la belle fondait en larmes dès les premières phrases de l'histoire d'amour qui lui était contée - car qui pouvait encore avoir l'audace d'aimer quand son fiancé était mort ? -, un homme à l'allure louche parcourait en crabe la place plongée dans la confusion.

Le regard fou, il tenait un tableau à bout de bras au-dessus de sa tête et brandissait un couteau de sa main libre. Il ricanait tout bas, parfois agité d'un hoquet d'ivrogne. Il fixait Jacheï l'apothicaire avec tant d'attention et se déplaçait avec des pas chassés si ridicules qu'il était évident qu'il tentait de l'éviter, tout en continuant sa progression vers l'entrée d'une petite ruelle sombre. Le tableau représentant la forêt maudite de Kwade se trémoussait au-dessus de sa tête au rythme de ses pas mal assurés.

Finalement, parvenu non loin de la ruelle, il se retourna pour s'y précipiter avec un borborygme de joie inintelligible, et se prit promptement les pieds dans les débris de la sculpture de cygne près du conteur et de sa belle. Il s'étala de tout son long, et le tableau finit face contre terre dans une grande flaque d'eau tiède.

Il eut à peine le temps de pousser un geignement désespéré avant de s'évanouir, accompagné dans l'inconscience par une nouvelle poignée de gens autour de la place.

La garde ne comprenait plus rien, mais courait partout pour maîtriser les derniers cas aggressifs, désormais en infériorité numérique.

Railim n'avait eu aucune intention de se présenter lui-même sur la Place de Sylphe durant les festivités. Il y aurait trop de gardes, s'était-il dit, et guère d'intérêt. Il avait encouragé ses protégés à se répandre dans la Ville pour délester les poches des braves citoyens occupés à s'esbaudir devant les bateleurs, les expositions et les pistes de danse.

Mais lorsqu'un de ses hommes était revenu en hâte l'informer des troubles sur la Place, il n'avait pas résisté à l'envie d'aller jeter un coup d'oeil. Il n'avait pas utilisé l'entrée des Souterrains cachée sur la Place, bien sûr. Il ne pouvait prendre le risque d'être remarqué, ou entraîné dans la mêlée.

Il était plutôt sorti par un passage très peu connu qui, par le biais d'un escalier sombre et étroit camouflé dans l'épaisseur du mur d'une maison, l'avait conduit sur un toit qui s'avérait un point d'observation idéal. Allongé à plat ventre, une longue-vue un peu cabossée vissée à l'œil, il avait suivi avec un grand intérêt tout ce qui se passait deux étages plus bas.

Lorsqu'un homme grotesque s'étala de tout son long dans une flaque d'eau avec son précieux chargement, et que s'ensuivit une nouvelle vague de pertes de conscience, il donna un coup de coude sec au jeune garçon qu'il avait amené avec lui. Il lui tendit sa longue-vue et lui désigna quelque chose d'un geste du bras et de quelques phrases pressées.

Le garçon disparut aussitôt dans l'escalier, vif comme une anguille. Très vite, Railim le vit resurgir discrètement par la sortie de la Place. A travers sa lunette, il le regarda se faufiler parmi les dernières échauffourées et échapper à l'attention des gardes. Le petit se saisit d'un tableau pendant de travers à son support. Il délesta un homme inconscient de sa cape, y enroula la toile, et repartit comme il était venu.

Railim resta assez longtemps pour voir encore quelques personnes s'effondrer de tout leur long sur les pavés. Un silence abasourdi s'abattit sur la place, comme plus un possédé ne se manifestait. Seuls quelques sanglots et les échanges confus des soldats résonnaient encore. Railim rangea sa longue-vue avec un sourire satisfait et se faufila à son tour vers les Souterrains.

Aujourd'hui, il avait acquis un magnifique tableau du Valaurakar. Dommage qu'il n'ait pu s'approprier ses trois frères.



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